Vers une éducation fragmentée et cumulative : défis et opportunités pour l’enseignement supérieur
Aujourd’hui, les effets conjugués de l’accélération et de la digitalisation de nos sociétés contemporaines bousculent voire désynchronisent notre « horloge pédagogique ». Une vision de l’éducation plus flexible, modulaire et ubiquitaire s’est désormais imposée, redéfinissant ainsi les contours de l’enseignement supérieur à l’échelle mondiale.
Nous apprenons et réapprenons tout au long de notre vie et par différents canaux, physiques ou numériques, après et avant avoir travaillé et même en travaillant. L'apprentissage n'est plus linéaire, il devient systémique et multiforme et, surtout, il n’est plus l’unique monopole des établissements d'enseignement supérieur. »
Nous apprenons et réapprenons tout au long de notre vie et par différents canaux, physiques ou numériques, après et avant avoir travaillé et même en travaillant. L'apprentissage n'est plus linéaire, il devient systémique et multiforme et, surtout, il n’est plus l’unique monopole des établissements d'enseignement supérieur. »
Cela engendre un découplage entre les parcours d’études prescrits et structurés par l’institution universitaire, et des trajectoires d’apprentissage plus hétérogènes, délinéarisées, voire déstandardisées. Les diplômes universitaires, encore largement prisés par les étudiants en raison de l’angoisse du chômage et du déclassement, restent axés sur l’acquisition de savoirs en cycles prédéfinis. Cependant, ils cohabitent désormais avec l’exigence de l’apprentissage tout au long de la vie, ce qui pourrait à terme dévaloriser les diplômes traditionnels au profit d’une éducation « cumulative » davantage centrée sur les compétences.
Certes le discours dominant sur la nécessité de l’apprentissage tout au long de la vie est légitime face à l’accélération technologique et à la nécessité constante de mettre à jour ses compétences.
Alors qu'en 1985, une compétence avait une durée de vie de huit ans, elle devient aujourd'hui obsolète en seulement deux ans, voire en huit mois dans le secteur des technologies numériques. »
Alors qu'en 1985, une compétence avait une durée de vie de huit ans, elle devient aujourd'hui obsolète en seulement deux ans, voire en huit mois dans le secteur des technologies numériques. »
Par ailleurs, la mondialisation du marché de l’emploi nous impose de nous adapter en temps réel aux besoins de nos métiers, et cela si possible à moindre coût. Ainsi, un marché des micro-certifications a émergé, notamment au sein des services de formation continue des grandes écoles. Parallèlement, les universités ont établi des partenariats avec des plateformes telles que Coursera, edX, ou FutureLearn pour proposer des programmes courts, comme des « certificats professionnels » ou des « spécialisations ». A telle enseigne d’ailleurs que 95% des universités partenaires de FutureLearn considèrent les micro-crédits comme un levier central pour diversifier leur offre et attirer de nouveaux publics. Cela en fait non seulement un axe stratégique majeur pour la formation continue, mais aussi un puissant adjuvant à la formation initiale.
Avec une augmentation de 30% du nombre d'apprenants en microcrédits depuis 2020 et l'accès à plus de 50 micro-certificats sur sa plateforme, FutureLearn s'est solidement implanté dans le paysage de l'enseignement supérieur. »
Avec une augmentation de 30% du nombre d'apprenants en microcrédits depuis 2020 et l'accès à plus de 50 micro-certificats sur sa plateforme, FutureLearn s'est solidement implanté dans le paysage de l'enseignement supérieur. »
D’autres universités ont choisi d’internaliser leurs propres micro-certifications, indépendamment des plateformes, afin de reconnaître des compétences spécifiques, souvent en lien avec des secteurs professionnels particuliers. Ces micro-certifications universitaires peuvent souvent être converties en crédits académiques ou reconnues par des employeurs pour des qualifications professionnelles précises. Cependant, bien que cette approche de l’éducation réponde efficacement aux besoins de formation courte et popularise l’idée de « certification par compétences », elle comporte des risques, notamment en laissant le champ libre aux géants du web et aux grandes entreprises.
La domination des GAFAMs dans l'économie numérique et les domaines STEM en est un exemple frappant, favorisant une tendance à la privatisation de l’éducation. »
La domination des GAFAMs dans l'économie numérique et les domaines STEM en est un exemple frappant, favorisant une tendance à la privatisation de l’éducation. »
Google, par exemple, propose en libre accès une série de MOOCs axés sur l’économie numérique et délivre des Google Career Certificates en seulement six mois. De son côté, Microsoft a développé sa propre université destinée aux professionnels des nouvelles technologies, tandis qu’Amazon co-développe avec des universités des certifications homologuées sur le cloud computing.
Que deviendrait l’enseignement supérieur si une transition complète vers les grandes entreprises s’opérait, ce qui est déjà en partie le cas avec la « badgisation de l’éducation », qui privilégie le séquentiel, l’agilité et le moindre coût ? Cette culture du badge s’impose déjà comme une alternative aux parcours académiques calqués sur le système de Bologne, et souvent onéreux. Dans un article de 2020, Marc-François Mignot-Mahon, président du groupe Galileo Global Education, prédisait qu’à l’horizon 2050, une génération de « diplômés par badges » issus des grandes entreprises verrait le jour. Selon lui, rien ne serait plus rentable qu’une éducation façonnée par des entreprises comme L’Oréal, qui, grâce à leur expertise industrielle et leurs investissements massifs en innovation, seraient bien mieux placées que les écoles traditionnelles pour aligner la formation sur les besoins du marché du travail. Il envisageait que cette révolution éducative permette de doubler le nombre actuel d’étudiants formés au cours des 30 prochaines années, tout en soulignant la nécessité pour les entreprises de s’impliquer davantage dans l’éducation. Mais est-ce vraiment cette réalité néo-libérale de l’éducation que nous souhaitons voir émerger ? Une réalité où les compétences professionnalisantes seraient valorisées au détriment des savoirs académiques, où la formation serait standardisée en fonction des besoins immédiats des entreprises, et où la qualité des badges, souvent difficile à évaluer, pourrait poser problème. Ce modèle risque également de fragmenter encore davantage le marché de la certification, rendant l’ensemble du système plus complexe et potentiellement moins équitable.
Dans ce contexte, comment les universités traditionnelles, et en particulier les universités de recherche, peuvent-elles continuer à faire valoir leur modèle ? Comment réinventer l'excellence pédagogique face à des savoirs ouverts, modulaires et accessibles tout au long de la vie ? Sommes-nous en train de voir émerger une éducation à deux vitesses : celle des universités en tant que "transmetteurs de connaissances" et celle des Edtechs et grands groupes en tant que "pourvoyeurs de compétences" ? Les établissements d'enseignement supérieur traditionnels peuvent-ils encore jouer un rôle central dans la transmission des connaissances, alors que ces dernières sont désormais partiellement acquises en leur sein ? »
Dans ce contexte, comment les universités traditionnelles, et en particulier les universités de recherche, peuvent-elles continuer à faire valoir leur modèle ? Comment réinventer l'excellence pédagogique face à des savoirs ouverts, modulaires et accessibles tout au long de la vie ? Sommes-nous en train de voir émerger une éducation à deux vitesses : celle des universités en tant que "transmetteurs de connaissances" et celle des Edtechs et grands groupes en tant que "pourvoyeurs de compétences" ? Les établissements d'enseignement supérieur traditionnels peuvent-ils encore jouer un rôle central dans la transmission des connaissances, alors que ces dernières sont désormais partiellement acquises en leur sein ? »
Cette logique de privatisation de l’éducation soulève des questions cruciales sur l’avenir de l’éducation au 21ème siècle. Elle découle de trois transformations majeures de l’enseignement supérieur au cours des 30 dernières années : une transformation sociale avec la massification de l’enseignement supérieur, une transformation politique sous l’influence du néolibéralisme, et une transformation ontologique liée à la mondialisation.
L’enseignement supérieur traditionnel semble aujourd'hui plus que jamais confronté à un avenir fragile et incertain. D’ici 2040, le nombre d'étudiants dans le monde devrait passer de 200 millions à 600 millions, principalement dans les marchés émergents, avec une croissance significative en Afrique et en Inde. »
L’enseignement supérieur traditionnel semble aujourd'hui plus que jamais confronté à un avenir fragile et incertain. D’ici 2040, le nombre d'étudiants dans le monde devrait passer de 200 millions à 600 millions, principalement dans les marchés émergents, avec une croissance significative en Afrique et en Inde. »
Face à cette explosion démographique, les universités traditionnelles ne pourront absorber seules cette demande croissante. Ainsi, le développement exponentiel de l’apprentissage en ligne, ainsi que les collaborations avec les grands groupes pour des formations co-construites, semblent devenir des solutions inévitables pour répondre à ces nouveaux défis.
En filigrane, c’est une transformation politique de l’enseignement supérieur qui se dessine, marquée par une logique productiviste et utilitariste qui vient bousculer l’idéal de la « Bildung humboldtienne ». Historiquement centrée sur la formation intégrale de l’individu, englobant non seulement l’acquisition de savoirs, mais aussi l’émancipation personnelle, cette vision de l’éducation risque à termes de voir sa légitimité remise en question. Face à un discours dominant axé sur l’employabilité, on assiste à une fragmentation des cursus en micro-crédits et à des apprentissages de plus en plus décontextualisés. Le modèle du « diplôme traditionnel » risque de perdre du terrain dans les années à venir, critiqué en raison de critères jugés de plus en plus disqualifiants : la durée, le coût des études, et l’inflation des diplômes. Dans ce contexte, il devient urgent de réaffirmer le sens et la valeur des universités de recherche, afin de repositionner et encadrer la valeur ajoutée des diplômes universitaires.
Les universités de recherche se distinguent des Edtechs et des grandes entreprises par leur engagement envers une formation intellectuelle approfondie et des expériences d'apprentissage holistiques et transformationnelles. À l’inverse, le discours des GAFAM et des entreprises Edtech suggère que ce marché de la micro-certification suffit pour une montée en compétences rapide, une éducation financièrement abordable, et une flexibilité accrue dans le choix, le lieu et le rythme d’apprentissage. »
Les universités de recherche se distinguent des Edtechs et des grandes entreprises par leur engagement envers une formation intellectuelle approfondie et des expériences d'apprentissage holistiques et transformationnelles. À l’inverse, le discours des GAFAM et des entreprises Edtech suggère que ce marché de la micro-certification suffit pour une montée en compétences rapide, une éducation financièrement abordable, et une flexibilité accrue dans le choix, le lieu et le rythme d’apprentissage. »
Mais la promesse d’une éducation abordable et flexible pourrait vite se réduire à un simple empilement d’unités d’apprentissage courtes, déconnectées d’une vision pédagogique plus ambitieuse. Si les micro-certifications représentent un outil utile, elles ne doivent pas être confondues avec la vision ou la justification de l’enseignement supérieur. Les universités ne sont pas en concurrence avec les EdTech ou les grandes entreprises ; elles remplissent des rôles et ont des orientations distincts. Aussi doivent-elles perdurer dans leurs missions de formation culturelle générale des individus, encourager la pensée autonome et l’esprit critique et favoriser l’action transformative sur la société.
Comme le souligne Hartmut Rosa, sociologue allemand et théoricien de l’accélération, si l’éducation se réduit à une simple production de capital humain au détriment de son objectif d’épanouissement personnel et citoyen, il devient impératif de réintroduire une éthique de l’éducation dans le débat. »
Comme le souligne Hartmut Rosa, sociologue allemand et théoricien de l’accélération, si l’éducation se réduit à une simple production de capital humain au détriment de son objectif d’épanouissement personnel et citoyen, il devient impératif de réintroduire une éthique de l’éducation dans le débat. »
Hartmut Rosa plaide pour une « pédagogie de la résonance », c’est-à-dire une approche éducative qui ne se limite pas à un contrôle sur le monde, mais qui vise à l’appréhender de manière plus profonde et significative. Une approche qui pour reprendre le titre d’un de ses derniers ouvrages « rende le monde indisponible », seule condition pour le laisser advenir.